0238 Un Train Qui File Vers LInconnu.
Dans le métro, Jérém essaie de me faire la conversation, certainement pour tenter de faire taire son sentiment de culpabilité et son malaise. Il me questionne sur mon emploi du temps dans la semaine à venir, sur mes cours, il me demande des nouvelles de mes propriétaires. Il essaie de se montrer aimable. Mais toute lamabilité du monde ne pourra remplacer notre complicité, ce bonheur que la découverte de ses coucheries vient de me retirer.
« Je voudrais être le mec quil te faut » il me lance sur le quai de la gare, devant la porte du train, lair vraiment désolé.
« Mais tu les. Enfin, tu pourrais lêtre
» je lui lance, triste comme les pierres, en montant dans le wagon.
« Tu es quelquun de spécial pour moi, Nico, ne loublie jamais ».
Je voudrais trouver des mots pour lui dire aurevoir. Mais déjà les coups de sifflet des agents SNCF annoncent le départ prochain du train.
« On sappelle » je lentends me lancer, alors que les portes sont déjà en train de coulisser.
Là non plus, je nai pas le courage de lui répondre. Je suis sonné, comme dans un état second, je ne sais même plus où jhabite.
Le train démarre et la dernière image que jai de Paris est un gars beau comme un Dieu, mais avec un air triste à mourir, une image qui me donne envie de pleurer. Le train marrache très vite à cette image. Mais je pourrais jurer que ce gars était lui aussi en train de pleurer.
Pendant que le train quitte Paris je repasse le film des deux dernières heures. Jérém qui me fait lamour. Jérém qui me demande de lui faire lamour. Jérém qui vient en moi à nouveau. Le plaisir, beau, intense. Notre complicité retrouvée. Notre tendresse retrouvée. Notre bonheur enfin retrouvé. Lesprit qui sapaise enfin, après un début de week-end plein de doutes.
Et puis cette sonnette, stridente, désagréable comme un clou sur lequel on vient de marcher. Larrivée de cette nana. La découverte que cétait elle lauteur des mystérieux coups de fil auxquels Jérém navait pas voulu répondre et qui mavaient tant questionné.
Pendant que le train méloigne de Paris, jessaie de comprendre son point de vue. Jai limpression quen essayant de mexpliquer à quel point il était désolé de me faire vivre ça et de ne pas avoir mieux à me proposer, il était sincère. Ses mots paraissaient sincères, sa tristesse aussi, tout comme son malaise. Un malaise qui nétait pas le pendant du fait davoir été « découvert » mais plutôt du fait de me faire souffrir.
Jessaie de prendre sur moi, de me faire à lidée dun couple libre qui se retrouverait de temps à autre sans que cette liberté nentache ce « truc » très spécial quil y a entre nous, et dont Jérém a enfin verbalisé lexistence.
Jessaie, encore et encore, jessaie jusquà men donner le tournis. Mais ça finit toujours par bugger quelque part.
Sur le fait dimaginer mon Jérém au lit avec une nana. Ou bien sur le fait que cet « arrangement » espacera encore nos rencontres. Je ne peux supporter lidée de ne voir Jérém que deux ou trois fois par an. Mais aussi, je bugge sur la peur quen acceptant le principe du couple libre, ceci ouvre la porte à tous les dangers. Si notre couple est libre, quest-ce qui lempêcherait un jour de passer des nanas aux mecs ? Sil nest jamais tombé amoureux dune nana, peut-être quil tombera un jour amoureux dun mec. Cest bien connu, loin des yeux, loin du cur. A force de ne pas se voir, des choses vont ment changer entre nous. Et un jour il va finir par moublier. Et peut-être que moi aussi je vais loublier. Ça aussi ça me fait peur.
En fait, je bugge avant tout sur ma peur de perdre Jérém.
Ma raison, seule, serait peut-être à mesure de comprendre sa vision des choses et de la saluer en tant que solution « la moins pire » à court terme. Mais à 19 ans, le cur lemporte sur la raison. Cest toute la beauté de cet âge. Mais aussi son défaut.
Soudain, une phrase me revient. Quelques mots de Jérém qui, dans le feu de la mise au point, je nai pas su relever, mais qui mont quand même blessé : « Le rugby cest ma vie ». La tentation est forte dy voir un sous-entendu : « Le rugby cest ma vie, et pas toi, Nico ». Ou, à la rigueur « toi aussi, mais pas autant que le rugby ».
Jessaie de me dire que Jérém na jamais prononcé les mots « et pas toi, Nico », que je me prends la tête pour rien, que je fais fausse route. Jessaie de me focaliser sur le fait quil ma dit et répété que je suis quelquun de spécial à ses yeux. Jai vu Jérém pleureur sur le quai de la gare. Ce nest pas vraiment lattitude dun garçon qui nen a rien à faire de moi.
Et pourtant, je narrive pas à chasser de ma tête le doute que, même si cela lui pèse, le rugby puisse peser plus lourd que notre relation dans ses choix personnels.
Je rentre à Bordeaux, la mort dans le cur et lâme, en ignorant quand je vais revoir Jérém, si tant est que je vais le revoir un jour.
Ce qui est très dur aussi, cest de penser que je nai aucun recours sur les règles établies par Jérém. Jai beau me dire que ces règles lui sont à son tour imposées par son entourage, par la bêtise dune société qui se sent légitime à autoriser ou pas lamour suivant le sexe des acteurs de cet amour, je narrive pas à accepter que je nai aucune prise là-dessus. Cest à prendre ou à laisser. Si je laisse, je vais perdre Jérém. Si je prends, jignore où cela peut nous conduire.
Je suis tellement accaparé par ma souffrance que je finis par perdre la notion du temps et de la distance. Ainsi, lorsque le train ralentit à lapproche dune nouvelle gare, je suis étonné de lire « déjà » le panneau « Poitiers ».
Je jette un regard mécanique par la vitre, tout en me disant que cest inutile de regretter, que la chance ne passe jamais deux fois, et que de toute façon, après le vent que je lui ai mis, le gars ne voudrait plus jamais de moi. Et là, je nen crois pas à mes yeux. Je vois Benjamin avancer sur le quai.
Je le fixe assez longtemps pour arriver à croiser son regard. Et son beau sourire. Ah, apparemment il nest pas vexé. La place à côté de la mienne est libre. Le train est assez bondé, mais je refuse plusieurs personnes en prétextant que jattends quelquun.
Jattends pendant de longues secondes. Et voilà Benjamin, il vient de rentrer dans ma rame, à la suite dune colonne de personnes qui cherchent toutes à sinstaller. Avec ses yeux clairs entourés par des lunettes fines qui lui donnent un regard un peu intello, il est toujours aussi furieusement sexy. Et le nouveau sourire quil me lance dun bout à lautre de la rame est beau à en pleurer.
« Cette place est libre ? » me demande le monsieur qui précède Benjamin.
« Jattends quelquun, désolé ».
Le monsieur avance et Benjamin arrive à ma hauteur.
« Salut ».
« Salut ».
« Alors, il paraît que tu attends quelquun ? » il me taquine.
« Assieds-toi, tu gênes les autres passagers » je le cherche à mon tour.
« Cest drôle de se retrouver dans le train » il me lance, tout en sasseyant à côté de moi.
« Cest vrai ».
Cest la première fois que je le vois de si près et je le trouve vraiment craquant. Sa peau un peu mate a lair terriblement douce. Ses petites oreilles sont des aimants à bisous. Une légère fragrance de parfum masculin contribue à vriller mes neurones.
« Et si tu commençais par me dire ton prénom ? » il me lance.
« Ah oui, je mappelle Nico ».
« Joli prénom, Nico.
« Ça va et toi ? ».
« Ne dis pas que ça va, je vois bien que ça ne va pas ».
« Non, ça ne va pas très fort ».
« Tu viens doù ? ».
« De Paris ».
« Ty étais pour le week-end ? ».
« Oui ».
« Mais tu nas pas passé un très bon week-end
».
« Non, pas vraiment ».
« Je parie que cest à cause dun mec
».
« Oui
».
« Ton mec ? ».
« Oui
enfin
je ne sais plus si cest toujours mon mec. Je nai pas vraiment envie den parler, là ».
« Ok, ok, je ne te saoule pas avec ça ».
« Et toi tu viens doù ? » je le questionne.
« Mes parents sont à Montmorillon, à côté de Poitiers. Je monte les voir toutes les deux ou trois semaines ».
« Mais tu habites Bordeaux
».
« Oui ».
« Et tu y fais quoi ? ».
« Je suis aide-soignant. Et toi ? ».
« Je suis étudiant à la fac de sciences naturelles, je suis en première année ».
« Alors tu as
genre
19-20 ans » il me lance.
« Dix-neuf. Et toi ? ».
« Moi je suis un vieux, jai 26 ans ! ».
« Tes pas mal pour un vieux ! » je le cherche.
« Ah bon ?! » il feint de sétonner « je croyais que je ne te plaisais pas ».
« Pourquoi tu dis ça ? ».
« Je te rappelle que tu ne mas pas rappelé lautre fois ».
« Jai perdu ton papier » je mens.
« Alors cest une chance quon se recroise à nouveau ».
« Oui. Il est où le chiot ? » je change de sujet.
« Chez une copine. Cétait le cadeau danniversaire de mon mec ».
« Tu as un copain ? ».
« Javais. Il est parti il y a trois semaines, et pour de bon ce coup-ci. Depuis, je me retrouve avec la garde exclusive du bébé ».
« Vous vous êtes séparés ? ».
« Oui, mais cétait dans lair depuis un moment, alors pas de larmes, pas de drames, cest la vie, cest mieux comme ça ».
Nous passons le reste du voyage à discuter. Le gars a lair vraiment sympa, il est drôle, intelligent, cultivé. Depuis que Benjamin sest assis à côté de moi, le temps semble passer plus vite. Et jai cessé de ressasser ma souffrance et mes peurs. Bien sûr, elles nont pas disparu. Mais elles sont comme anesthésiées, confinées dans un coin de ma conscience.
Je redoute désormais larrivée à Bordeaux et le moment où nous allons certainement nous séparer. Je redoute la solitude de mon petit appartement, son silence, la présence encombrante de celui qui est tellement absent. Jai peur de ne pas arriver à fermer lil de la nuit.
Et si nous passions la soirée ensemble ? Est-ce quil en a toujours envie ? Est-ce quil se contenterait de passer la soirée avec moi sans quil ne se passe rien de sexuel ? Car, même si Benjamin me fait bien envie, je ne me sens pas le courage de coucher avec lui ce soir, alors que quelques heures plus tôt je faisais lamour avec Jérém. Non, ça ne peut pas arriver si vite.
Le train finit par arriver en gare de Bordeaux. Nous attendons tous les deux que le couloir soit un peu plus dégagé avant de bouger. Benjamin se lève en premier, je le suis dans le couloir du train. Il est vraiment beau. Et sympa. Et sa présence dégage un curieux mélange délégance naturelle, de sensualité et dinsolence qui le rend vraiment craquant. Non, je ne veux pas quil disparaisse à nouveau de ma vie.
« Ca a été très sympa de discuter avec toi, Nico » il me lance lorsque nous sommes sur le quai.
« Moi aussi jai bien aimé ».
Nos regards se plongent lun dans lautre, un silence sinstalle, chargé dattentes.
« Tu es tellement touchant, Nico. Si je pouvais, je te prendrais dans mes bras ».
« Cest gentil » je ne trouve pas mieux à répondre.
« Je tinviterais bien à la maison, mais jai promis à un pote de passer le voir ».
« Je comprends. De toute façon, je suis crevé, jai besoin de dormir, sinon ça va être la cata demain à la fac ».
« Mais on peut rester en contact si tu veux » il me propose.
« Avec plaisir ».
Avant de nous quitter, nous nous échangeons nos numéros de portable. Et son clin dil charmeur en me quittant me met du baume au cur.
Comme prévu, de retour à mon appart je retrouve illico ma tristesse. Le petit espace est un paysage désolant dont la solitude me paraît le seul horizon. Je nai pas envie de lire, ni de regarder la télé. Ni même découter de la musique. Le boîtier jaune du best of de Madonna sorti il y a quelques jours, et posé sur la petite chaîne hi-fi, me fait pourtant de lil. Mais pas tant que ça.
Bien que ce cd aligne un sacré nombre des tubes, labsence du moindre morceau inédit en fait une compil décevante pour le fan que je suis. Heureusement je vais bientôt pouvoir visionner le dvd du Drowned World tour, le concert que jétais allé voir à Londres avec ma cousine Elodie pendant lété. Il faut que jarrive à économiser assez pour acheter un lecteur. Revoir ce concert me rappellera des souvenirs. Lété, mon état desprit et mes attentes du moment. Ma relation avec Jérém à ce moment-là. Mes espoirs, mes illusions. Un âge dinnocence, un Paradis perdu.
Mais ce soir, je nai envie de rien. Même pas découter « Like a prayer », mon album préféré. Ce soir, rien ne semble pouvoir apaiser mon esprit meurtri. Même pas lécho de la nouvelle et inattendue rencontre avec Benjamin, et les promesses quelle semble contenir. Lidée dêtre en train de perdre mon Jérém mobsède, me démolit de lintérieur. Finalement, je me sens tellement dégoûté que je finis par me dire que je nai même pas envie de revoir Benjamin. Je nai envie de rien. Même pas de dormir, alors que je tombe de fatigue.
Le lendemain, en cours, Monica, Raphaël, Cécile et Fabien minterrogent chacun à tour de rôle pour savoir si je vais bien. Je dois avoir une tête de déterré. Je prétexte une nuit blanche, ce qui a été précisément le cas, mais sans donner plus de détails. Les cours défilent sans que jarrive à me concentrer, à prendre des notes, à prendre le moindre plaisir à apprendre. Je somnole. Monica me secoue plusieurs fois pour mempêcher de massoupir.
Epuisé, je finis par rentrer en début daprès-midi, avant le dernier cours.
A mon arrivée dans la petite cour au sol rouge, Albert et Denis mattendent de pied ferme pour me demander des nouvelles.
« Oh là là, tu as une sale tête » me lance ce dernier.
« Jai pas beaucoup dormi la nuit dernière ».
« Le petit jeune de lappart dà côté a encore mis la musique à fond ? ».
« Non, pas vraiment ».
Cest autour dun verre que les deux vieux hommes minvitent à boire chez eux, que je finis par déballer ce que je nai pas voulu partager avec mes potes de fac. Parfois la différence dâge est un atout pour se sentir à laise.
« Moi ce que je vois, daprès ce que tu me racontes » considère Albert « cest que Jérémie a été honnête avec toi. Il na pas essayé de te mentir, il ne ta pas envoyé sur les roses. Il ta bien expliqué pourquoi il a fait ça. Et, point important, il ta appris quil se protège. Ces coucheries, ce nest rien. Tous les sportifs gays font ça. Ils couchent avec des nanas pour donner le change. Sils ne le font pas, ils attirent les ragots et les soupçons. Parce que si ça se sait, où même si la rumeur devient persistante, leur vie va devenir impossible et ils peuvent dire adieu à leur carrière sportive. Timagine ton Jérémie se faire traiter de pd dans un vestiaire ou, pire, par un adversaire, pendant un match ? Ça le foutrait en lair. Le monde est injuste, le monde est con, mais cest comme ça.
Ce mec ta aussi dit quil ta dans la peau, et cest surtout ça quil faut retenir. Et cest ça qui compte, cest le seul truc qui compte vraiment. Parce quà mon avis, cette situation lui pèse, et pas quun peu, et ça lui coûte de te limposer. Car il doit avoir tout autant peur de te perdre que toi de le perdre ».
« Je ne veux pas coucher avec dautres mecs » je réfléchis tristement et à haute voix.
« Et tu ne dois pas te forcer. Il faut du temps pour digérer tout ça. Je sais que cest dur à accepter, mais je pense que ce quil te propose est la seule solution viable à court et moyen terme. Je pense que tu le comprends, même si tu es trop amoureux pour ladmettre. Mais je pense que tu es aussi assez amoureux pour comprendre et pour accepter ça. Lenjeu, cest garder ce garçon. Quant aux aventures, les « extras » comme on les appelait avec Denis, le jour où ça tarrivera, il ne faudra pas leur accorder plus dimportance que ça. Tant que ça reste une coucherie et que tu te protèges, tant que Jérémie reste le seul garçon dans ton cur, tant que ça ne le fait pas souffrir, ça na pas dimportance. Prendre du bon temps taidera à relativiser ».
Albert a raison, je peux faire leffort de comprendre le point de vue de Jérém. Mais je narrive pas ladmettre. Et franchement, je ne vois pas quand et comment je pourrais y parvenir.
Je passe une semaine horrible. Cent fois par jour et cent fois par nuit je repense aux mots de Jérém, jessaie den voir les aspects positifs, de relativiser, de prendre sur moi. Mais avec toute la bonne volonté, je ny arrive pas, cest trop dur.
Ma nature juvénile, impatiente, amoureuse, passionnée, jalouse ne laccepte pas. Jai beau retourner la chose dans tous les sens, les pièces ne semboîtent pas, les couleurs ne salignent pas. Jai limpression que leffort demandé à mon cerveau est trop important, que lintérieur de mon crâne est en surchauffe et quil est sur le point de cramer.
Je dors peu, je fais beaucoup de cauchemars. Au fond de moi, jattends un coup de fil de Jérém. Jattends un geste de sa part. Jattends quil me dise quil a compris à quel point ce quil mimpose me fait souffrir, quil fasse un pas vers moi. Jattends quil me dise que jai mal compris, quil va arrêter de coucher avec des nanas, que désormais tout sera plus simple entre nous, que nous allons pouvoir nous voir plus régulièrement. Jattends des mots capables de me rassurer, et de me tirer de la profonde tristesse qui me ravage depuis dimanche après-midi.
Mais encore plus au fond de moi, jai peur que ce coup de fin ne vienne pas. Ce qui ne mempêche pas de continuer à lattendre, vraiment au fond de moi.
Il marrive parfois de me dire que je pourrais aussi lappeler. Mais pour lui dire quoi ? Que jaccepte son mode de fonctionnement parce que je nai pas le choix ? Je nen ai pas le courage.
Si personne nappelle lautre, cest que tout est fini entre nous. Peut-être que Jérém a pris sa décision. Prendre ses distances, se faire oublier, arrêter cette histoire impossible qui fait du mal à tous les deux. Lidée de ne plus jamais le revoir mest insupportable.
Les jours se suivent dans une morosité et une tristesse sans fin. La fatigue saccumule, il marrive de mendormir en cours. Je nai même pas lénergie de répondre aux messages de Benjamin.
Je sais que lui répondre mamènera inévitablement à coucher avec lui. Je ne veux pas coucher avec lui. Dans ma tête, le fait de coucher avec un autre gars, ce serait un peu comme fermer la porte sur ma relation avec Jérém. Jai limpression que dès que jaurai franchi ce pas, jaurai atteint une sorte de point de non-retour et que rien ne sera plus comme avant.
Plus la semaine avance, plus mes potes sinquiètent pour moi. Ils me demandent ce qui se passe, si jai des problèmes. Mais je nai pas envie de leur parler de ce qui se passe dans ma vie. En parler, cest le rendre plus réel.
Il marrive de sécher les cours et de passer de longues et tristes heures à me balader seul le long de la Garonne et à mobstiner à essayer de trouver un moyen de résoudre ce casse-tête sentimental.
Jessaie de maccrocher à lidée que je suis le seul mec avec qui il couche, le seul avec qui il prend vraiment du plaisir, jessaie de toujours garder ses mots à lesprit « tu es quelquun de spécial pour moi », lidée quil ne veut pas me perdre parce quil est bien avec moi.
Jessaie de me dire quil se protège pour ne pas me ramener de MST, et que de ce fait aucune pouffe ne connaîtra le bonheur davoir le jus de mon mec dans sa chatte ou son cul. Même si, peut-être, dans la bouche, quand même
Jai beau me dire que le fait quil refuse que jaille le voir plus souvent fait partie dune stratégie de la prudence à laquelle il ne peut pas déroger, parce quil a peur.
Mais jai beau chercher toutes les raisons du monde de comprendre ses besoins, ses soucis, ses contraintes, ses peurs, je narrive pas à my faire. Jai limpression davoir à faire à un Rubiks Cube non pas à 6 faces et 9 carrés par face, mais en beaucoup plus compliqué. Jessaie, je ressaie, jessaie encore et encore. Et jéchoue à chaque fois.
Parfois, épuisé par tant de déchirement, une question terrible se présente à mon esprit : à quoi ressemblerait ma vie sans Jérém ?
Mais à cette question, je nai pas de réponse. Elle me paraît tellement inenvisageable que je finis par la balayer par un revers de main. Une vie sans Jérém mest tout bonnement inconcevable. Alors, je dois tout faire pour sauver notre relation. Je ne sais pas encore comment, mais je dois trouver, et vite.
Jour après jour, la ville se grime en Noël. Les travailleurs de la ville saffairent à enguirlander les rues et les places. La fête se prépare et ce stupide compte à rebours ne fait quajouter à ma morosité. Je ne sais pas ce que je vais faire à Noël. Ce que je sais, cest quà tous les coups je ne le passerai pas avec Jérém.
Jeudi arrive, avec lannonce implicite dun nouveau week-end. Un week-end sans Jérém. Un week-end seul à ressasser ma souffrance. Belle perspective.
Ou alors, je vais bouger. Ça fait un moment que je ne suis pas rentré à Toulouse. A chacun de mes coups de fil, maman me tanne pour que jaille faire un petit coucou. Elle mappelle jeudi vers 18 heures et ne manque pas de relancer le sujet. Certes, lidée de retrouver le regard désapprobateur de papa ne menchante pas vraiment. Et ce qui ne menchante pas non plus, cest de retrouver ma ville toujours meurtrie après lexplosion dAZF.
Mais je finis par me laisser convaincre, pour lui faire plaisir, mais aussi pour ne pas passer mon week-end tout seul.
Je suis resté une bonne demi-heure au téléphone avec maman. Je viens de raccrocher, de poser mon téléphone, douvrir le frigo pour me préparer quelque chose pour le dîner, lorsque la sonnerie retentit à nouveau dans le petit espace de mon appart. Je mapproche et mon cur fait un bond vertigineux.
Le petit écran affiche « MonJérém ».
Soudain, je suis saisi par une immense poussée doptimisme. Sil mappelle, cest que je lui manque. Il a compris à quel point il ma fait du mal, il a compris que ce quil me propose est trop dur pour moi, il va revenir sur ses propos, cest sûr. Je vais retrouver un Jérém plus proche, attentionné. Il va sexcuser, me dire quil ne me refera plus jamais souffrir.
Oui, cest le cur et la tête pleins despoirs que je décroche.
« Salut » je lui lance sur un ton dégagé, pour essayer de lui faire croire dentrée que je vais bien, que son coup de fil me fait plaisir mais que je ne courais pas après ça.
« Salut, tu vas bien ? ».
Sa voix de jeune mâle fait vibrer tant de cordes sensibles en moi.
« Oui, ça va et toi ? ».
Et là, contrairement à mes attentes, nous passons de longues minutes à échanger de banalités sans importance. Encore de lamabilité, de la bienveillance. Mais aucun mot sur « nous ». Je suis déçu et je finis par me montrer froid et distant.
« Tes sûr que ça va, Nico ? » il finit par me demander.
« Tu me manques » je lui lâche, sans transition.
Un moment de silence suit mes mots.
« Je ne te manque pas ? » je lui lance alors.
« Si, bien sûr que tu me manques ».
« On ne dirait pas ».
« Ne crois pas ça ».
« Quest-ce quon fait alors ? » je le questionne frontalement « tu as prévu quon se revoit quand ? ».
« Je te lai dit, à Noël je vais descendre quelques jours ».
« Ah, oui, joubliais Noël » je fais, sur un ton sarcastique « Et après ce sera les grandes vacances ? Deux fois par an, cest ça ? » je memporte.
« Nico
».
« Et entre deux tu vas voir ailleurs et je vais voir ailleurs. Jai bien compris les consignes ? » jenchaîne, sur un ton de plus en plus agressif.
« Je te lai déjà dit, je suis désolé de timposer ça. Mais je ne peux pas faire autrement pour linstant ».
« On peut toujours faire autrement ».
« Si je fais autrement, je peux dire adieu au rugby ».
« Et le rugby cest toute ta vie » je commente, en modifiant légèrement mais tendancieusement son propos, avec une intention provocatrice.
« Et moi, je suis quoi ? ». Voilà les questionnement qui se cachent derrière ma petite provoc. Jai besoin dêtre rassuré, jai besoin quil arrive à dissiper ces doutes que je narrive pas à chasser de ma tête.
« Non, non, il y a bien autre chose dans ma vie, Nico. Mais je ne veux pas renoncer au rugby non plus ».
« Tu sais quoi ? On fait comme tu veux. De toute façon je nai pas mon mot à dire. Je nai jamais eu mon mot à dire, depuis le début. On a toujours fait ce que tu voulais quand tu le voulais et je ne vois pas pourquoi ça changerait ».
« Ne le prends pas comme ça, Nico ».
Je sens que mes mots lui font de la peine. Et pourtant, il garde son calme. Cela me touche et me met en pétard tout à la fois.
« Et tu veux que je le prenne comment, au juste ? ».
« Je ne sais pas » il admet tristement.
Je ne sais plus quoi dire, je narrive pas à trouver un seul mot qui pourrait changer quoi que ce soit. Le casse-tête est insoluble.
« Je vais devoir te laisser » je lentends me lancer après un long silence.
« Oui, vas-y, va retrouver tes potes et jouer les hétéros ».
« Bon week-end, Nico ».
« Oui, cest ça, bon week-end ».
Je passe une nouvelle nuit horrible. Le lendemain, je somnole en cours. A tous les cours, sans exception. En fin daprès-midi, je quitte mon appart pour me rendre à la gare St Charles. Pas loin de larrêt de bus, une bande de potes est en train de discuter. Parmi eux, un mec très brun, la peau mate, portant un t-shirt noir avec un panache certain. Un t-shirt qui, sans vraiment mouler sa plastique, souligne bien le V de son torse, la chute de ses épaules. Mais aussi le gabarit de ses biceps qui, sans être excessif, est plutôt sympa à regarder.
Cest vraiment un beau mec, avec une belle gueule virile et sexy. Mais cest son attitude de bad boy qui le rend sexy en diable. Cest une sorte détincelle dans son regard assez dur, fier, un brin arrogant, un tantinet insolent, quelque peu prétentieux, un regard qui affiche par ailleurs un je-ne-sais-quoi dagressif, de susceptible, de « pas commode ». Cest le genre de gars qui donne limpression quil ne faut pas le chercher longtemps pour le trouver, et pour trouver des problèmes.
Mais sa sexytude se décline également dans sa façon de se tenir, le bassin positionné vers lavant, les épaules légèrement voûtées et rassemblées, la cigarette qui se consume entre ses lèvres, avec une intervention minimale de ses mains, qui sont rangées dans ses poches la plupart du temps. Bref, le gars dégage une sexytude incandescente qui tient en grande partie à son attitude de parfait branleur viril et macho et à sa totale nonchalance.
Pendant quelques minutes, et malgré le fait que je retrouve dans ce gars quelque chose de mon Jérém, même si poussé à lextrême, lobservation de ce beau spécimen marrache de ma souffrance.
Dans le train, je repense au coup de fil de Jérém de la veille. Je me demande pourquoi il a senti le besoin de mappeler. Est-ce que cétait juste pour prendre des nouvelles ou cétait avant tout pour apaiser sa conscience ?
Une phrase ne cesse de minterpeller. Il sagit de sa réaction lorsque je lui ai balancé que le rugby était toute sa vie : « Il y a bien autre chose dans ma vie », il mavait lancé. Au fond de moi, je sais que je fais partie de cet « autre chose ». Du moins, je lespère.
En sortant de la gare Matabiau, je retrouve très vite les stigmates de ma ville défigurée par la catastrophe, ce qui ajoute encore du chagrin à ma détresse.
Dès mon arrivée à la maison, maman se rend compte que je ne suis pas bien. Et elle me fait parler. Je nen ai pas vraiment envie, mais je finis par craquer. Son écoute est attentive, ses conseils bienveillants et pleins damour.
Mais rien ne maide à aller mieux. Et surtout pas la distance, lindifférence, les silences pesants et la désapprobation muette que papa continue dafficher à mon égard. Quant aux souvenirs qui jaillissent sans cesse des rues de Toulouse, ou du canapé du séjour, ou de cette chambre où jai fait lamour avec Jérém, ce sont autant de couteaux retournés dans la plaie béante de mon cur, une plaie ouverte une semaine plus tôt à Paris.
Ni le beau Julien, toujours aussi souriant, drôle et sexy, ni Elodie nauront pas plus de succès pour me remonter le moral. Le fait est quen me refusant de me confier à eux, je ne leur en laisse pas vraiment loccasion. Jappelle également Thibault pour prendre des nouvelles. Je ne lui propose pas de le voir parce que je nai pas le moral, et je prétexte un manque de temps lorsquil me propose de passer à son appart pour un café. Je suis content dapprendre que sa blessure au genou évolue bien, que sa rééducation est sur la bonne voie et que les médecins prévoient quil puisse rejouer en début dannée. Et aussi que la grossesse de sa copine se passe à merveille. Ça me fait toujours bizarre de penser quun garçon comme Thibault, qui a à peine un an de plus que moi, puisse devenir papa dans quelques mois. Jespère vraiment que cette nouvelle vie va le rendre heureux.
Le dimanche soir, je repars à Bordeaux dans le même état où jen étais venu la veille : avec le moral plus bas que mes chaussettes, avec une sorte de dégoût qui ne me quitte plus.
Je me demande comment sest passé le match de Jérém ce dimanche. Je lui envoie un sms pour le lui demander. Je suis tellement épuisé que je me couche dès mon arrivé à lappart, à 20 heures, sans attendre sa réponse. Je dors presque 12 heures non-stop.
Lundi 26 novembre 2001
Le sommeil a du bon, parce que le lendemain matin, je me réveille un brin mieux. En guise de réveil, la radio passe une chanson que jadore, et qui me met la pêche à chaque écoute.
https://www.youtube.com/watch?v=4NJH75q0Syk
https://www.lacoccinelle.net/242942-britney-spears-baby-one-more-time.html
Une chanson qui parle de chagrin, mais aussi despoir, une mélodie et une rythmique qui donnent envie de se remettre debout, de bouger les pieds, les jambes, de remuer tout le corps, de danser, de vivre à fond, maintenant. Une chanson qui dégage une énergie folle, une énergie qui monte, monte, monte, grimpe peu à peu sur un mur de son envoûtant. Et on monte avec elle, on grimpe si haut quon finit par ressentir comme une sorte de vertige, à la fois esthétique et émotionnel.
Jécoute la chanson jusquà la dernière note, et je me lève bien déterminé à faire en sorte que cette semaine soit meilleure que la précédente.
Je regarde mon portable et je trouve un message de Jérém.
« Salut, ça sest bien passé ».
« Félicitations, je suis content pour toi »
Cet sms, et cette bonne nouvelle me mettent du baume au cur. Je suis vraiment content pour lui. et pour moi aussi. Car jai espoir que si ça marche bien pour lui au rugby, il va être mieux dans sa tête et quil va être plus ouvert à la discussion.
Ce matin il fait beau et tout me paraît enfin plus clair. Je me dis quil me suffit de faire un effort, bien quimportant, pour ne pas perdre Jérém. Je me dis que cet effort est à ma portée. Je réalise ce matin que jai été injuste lautre soir avec lui. Car il a quand même fait leffort de prendre de mes nouvelles, de garder le contact, alors que moi je me suis montré agressif et intransigeant.
Dans le bus qui mamène à la fac, je repense à lidée du couple libre exprimée successivement par Julien et par Albert quelques mois plus tôt. Et sils avaient raison ? Et si cétait Jérém qui avait raison ? Et si vraiment notre relation avait plus de chance de survivre en enlevant des contraintes que les distances physiques et sociales rendent inadaptées ?
Au fond de moi, je suis persuadé que ses propos ne sont pas ceux dun coureur qui veut coucher à tout va, tout en gardant « un régulier ». Il ny a pas de tromperie, et je nai pas de mal à croire à sa sincérité. Je lai senti à son attitude, au ton de sa voix. Et à son attitude.
Malgré mes assauts verbaux, que ce soit dimanche dernier ou jeudi au téléphone, Jérém ne s'est pas braqué, ce qui est un exploit en connaissant sa nature sanguine.
Encore il ny a pas longtemps que ça, il maurait envoyé chier, point à la ligne. Mais là, par deux fois, il a gardé son calme, il a pris le temps dessayer de mexpliquer sa façon de voir les choses. Je sens que quand il dit quil a lui aussi peur de me perdre, que je lui manque, ce ne sont pas des mots en lair. Je ressens sa jalousie, son inquiétude, sa tristesse. Cest tout cela qui me fait dire que sa démarche est sincère. Jai limpression quà sa manière il fait tout ce qu'il peut pour sauver notre histoire.
Je me sens écartelé entre le réalisme irréfutable de ses arguments, la souffrance que je ressens à lidée de limaginer en train de coucher ailleurs, la peur de le perdre, lidée de coucher avec dautres gars, de tomber amoureux dun autre gars, lidée de me perdre.
Ce matin, je me dis quune grande partie du chemin est derrière moi. Il reste le dernier bout devant moi, celui qui conduit à admettre quil a raison, que la solution qui me propose est la moins pire pour linstant. Et de lui dire et lui montrer mon cheminement.
Cette dernière ligne droite est le plus dure à parcourir. Et pourtant il le faut. Par amour, il le faut. Et ça passe par un coup de fil que je me dois de lui passer. Oui, cest à moi de le rappeler, et il est temps de le faire.
Mais ce nest pas pour autant que cest chose aisée. Chaque matin, je me dis que je le ferai le soir même. Mais le soir venu, je ny arrive pas, et je remets ça au lendemain. Chaque jour, je cherche à me convaincre que je peux assumer le genre de relation que Jérém me propose. Mais le soir venu, au moment de composer le numéro, quelque chose cloche en moi. Je limagine en train de coucher avec une nana. Je mimagine composer le numéro de Benjamin, coucher avec lui. Je narrive pas à me faire à cette idée. Je narrive pas à lappeler. Ni Jérém, ni Benjamin.
Dailleurs, depuis le week-end dernier, ce dernier a arrêté de me relancer. Je nai jamais donné suite à ses demandes de rendez-vous, et mes réponses à ses messages ont été sèches et évasives. Je pense que ce coup-ci, jai grillé toutes mes chances de revoir le gars au chiot labrador.
Mercredi, après la fin des cours, je finis par parler à Monica des raisons de ma tristesse et de mon mal-être des derniers jours. Je lui raconte mon voyage surprise à Paris, la distance de Jérém, les raisons de cette distance. Le fait quil mait dit que je suis quelquun de spécial à ses yeux. Mais aussi la découverte de ses coucheries « par obligation », et la discussion que nous avons eue, jusquà sa proposition de couple libre.
« Ah cest culoté de sa part de te proposer un truc pareil
» elle sexclame.
« Je sais
».
« Je ne pense pas que je pourrais accepter ce genre darrangement » elle enchaîne.
« Mais je nai pas le choix ! ».
« Remarque, avec la pression quil doit avoir, lui non plus il na peut-être pas le choix. Cest vrai quen tant quhétéro je peux seulement essayer dimaginer les difficultés à faire face ou à fuir le regard des autres. Une fois jai lu une citation dun écrivain qui disait un truc du genre qu« avant dapprendre à aimer, les homosexuels apprennent à mentir. Ça doit être dur de se construire de cette façon ».
La semaine avance, et je finis par arriver à la conclusion que non, nous navons pas le choix. Ni moi, ni Jérém. Soudain, je me souviens des mots de Jérém sous la Halle de Campan. « Je nai pas le choix, Nico
Paris cest loin, et là-bas ça va être impossible de vivre ça
». Ça a été naïf de ma part de penser que, malgré la nouvelle attitude de Jérém vis-à-vis de moi, malgré notre amour, nous aurions pu passer par-dessus les difficultés.
Et je repense aussi à dautres mots de Jérém, la dernière fois que jai été le voir à Paris, des mots qui ne sont autre chose que laveu dimpuissance de Jérém à changer le présent. « Cest le moins pire que je peux te proposer pour linstant ».
Oui, il faut que jarrive à accepter cette relation si je ne veux pas le perdre pour de bon. Mais pour y parvenir, jai besoin de le voir plus souvent. Jai besoin de pouvoir négocier au moins ça. Jai besoin de sentir quil tient compte de mes besoins et pas seulement de ses exigences. Jai besoin de jauger régulièrement que cette situation ne nous éloigne pas. Jai besoin dune petite « victoire ».
Le jeudi soir arrive, nouvelle porte dentrée dun nouveau week-end. Ça fait déjà presque deux semaines que je nai pas vu Jérém. Ça fait une semaine quil ma appelé et que je me suis montré agressif. Pendant toute la journée, je me sens prêt à lappeler, je sens que ce soir ce sera enfin le bon.
Mais ce jeudi soir, mes adorables voisins minvitent à dîner. Alors, le coup de fil, ce sera pour demain soir. Sans faute. De toute façon, lidée de lui proposer de nous voir ce week-end, qui ma quand-même effleuré lesprit, ce nest pas une bonne idée. Cest trop précipité, avant de lui proposer de se voir une fois avant Noël, je dois préparer le terrain. Je table plutôt sur le week-end prochain.
Vendredi soir, le cur dans la gorge, le souffle coupé, je lappelle. Ça sonne dans le vide et je tombe sur son répondeur. Je lui laisse un message sans aspérités, je lui demande juste comment il va depuis la dernière fois. Jessaie de me montrer apaisé, serein. Et pourtant, au bout de deux phrases je me sens essoufflé. Lapaisement et la sérénité ne sont visiblement pas au rendez-vous. Pourvu que ça ne sentende pas trop dans le message
Je passe la soirée de vendredi et la journée de samedi dans lattente dun coup de fil ou dun message qui ne viennent pas. Je suis triste, mais mon malheur est tempéré par la conscience davoir fait le plus dur du chemin pour me rapprocher de Jérém. Je me dis que ce nest que question de temps pour que nous nous expliquions et pour que nous arrivions à nous comprendre, à nous entendre, à nous retrouver. Du coup, je dors un peu mieux.
Dimanche en fin de matinée je pars faire quelques courses et joublie mon téléphone à lappart. Je ne sors quune demi-heure, mais lorsque je rentre, jai un appel en absence. « MonJérém », à 11h38. Mais pas de message. Il nest pas encore midi, jessaie de le rappeler aussitôt, mais je tombe sur le répondeur. Jappelle une deuxième fois, mais je narrive pas à lavoir. Je pense quil a dû partir au match. Mince, alors ! Quest-ce que ça me fait chier de lavoir raté !!! Et pourtant, le simple fait quil ait pensé à me rappeler, ça me fait un bien fou.
Je finis par lui envoyer un message en lui souhaitant bonne chance pour le match et en lui disant de me rappeler quand il rentrerait pour me dire comment ça sest passé. Je suis impatient et fébrile.
Je passe le dimanche à attendre son de coup de fil. Mais à 23 heures, toujours rien. Je me dis quil doit être en train de fêter une nouvelle victoire avec ses potes. Je mendors peu après minuit, sans avoir de ses nouvelles.
Lundi 3 décembre 2001.
Le lendemain matin, je me réveille de bonne heure. Je regarde mon portable et jy trouve enfin un message de Jérém, arrivé après deux heures du mat :
« On a gagné ».
Le message est plutôt sec, mais il me fait quand-même vraiment plaisir.
« Bonjour ptit loup, très content pour votre victoire » je lui réponds.
Et là, encouragé par la bonne nouvelle, je me sens le courage de lui demander quelque chose.
« Jaimerais tappeler ce soir ».
« Ok » il me répond.
« Vers quelle heure ? ».
« 8 h ».
« A ce soir ».
Et beh, voilà une bonne façon de commencer la semaine. Avec une bonne nouvelle. Ce soir, je vais appeler Jérém. Jai besoin de lui parler, jai besoin de lui dire ce que je ressens, jai besoin de lui dire ce que je nai pas pu lui dire lors de son coup de fil il y a dix jours. Jai besoin de lui demander de faire quelques efforts, comme il me demande, lui, den faire. Je me sens optimiste, jai espoir de pouvoir le raisonner un peu.
Je passe la journée à mimaginer ce coup de fil, nos échanges, mes excuses davoir été agressif lors de son précèdent coup de fil. Je nous imagine retrouver notre complicité, je mimagine trouver les mots pour lui faire comprendre que ce quil me demande est trop dur, notamment si on ne se voit pas assez. Jai espoir darriver à lui faire comprendre que nous voir un peu plus ça nous fera du bien à tous les deux.
Lattente de ce coup de fil et les attentes quil fait naître en moi font que je dois avoir une meilleure mine.
« Tu as lair daller mieux » me lance Monica à mi-matinée.
« Je pense » je lui réponds.
Je suis impatient que la fin des cours arrive, mais jarrive à suivre, à mintéresser.
Oui, ce matin, je sens que je vais mieux. Je vais mieux parce que jai pris une résolution. On va toujours mieux après avoir pris une résolution, notamment quand elle est difficile à prendre.
La fin des cours arrive, et laprès-midi glisse à toute vitesse vers le soir.
19 heures, je frémis.
19h30, mon cur bat la chamade, ma respiration semballe.
19h55, je suis dans tous mes états. Ce matin jétais plein despoirs vis-à-vis de ce coup de fil. Mais plus lheure approche, plus ce coup de fil me fait peur. Jai peur que ça ne serve à rien, que Jérém campe sur ses positions, quil se cabre, quon se dispute.
20 heures, je nai plus envie de lappeler.
20h05, je dois le faire, mais je vais attendre encore quelques minutes.
20h12, jessaie de respirer, de me calmer.
20h17, je lappelle enfin. La première sonnerie me bouscule. La deuxième massomme. Peut-être que je vais tomber sur le répondeur.
Mais juste après la deuxième sonnerie, Jérém décroche.
« Salut » il me lance, sur un ton neutre.
« Salut » je lui relance à mon tour, complètement en apnée « Tu vas bien ? ».
« Ça va et toi ? ».
« Pas mal non plus ».
« Alors, il paraît que vous narrêtez pas de gagner en ce moment » jenchaîne.
« Ça se passe pas trop mal, oui » il me répond, sur un ton poli mais distant.
« Je savais que tu y arriverais ! ».
« Attend, attend, rien nest gagné. Et toi, la fac ? ».
« Bien aussi, je commence à réviser pour les premiers partiels ».
« Tant mieux, tant mieux ».
Je déteste cette expression, cette formule de politesse creuse à souhait quon utilise souvent pour répondre à quelque chose qui ne nous intéresse pas vraiment. Encore de lamabilité à la place de la complicité. Ça me tue. Et le silence qui sinstalle rapidement entre nous me fait peur. Est-ce que Jérém est déçu du fait que jaie attendu si longtemps pour lappeler ? Je naurais pas du attendre si longtemps !
« Je voulais te dire
» je décide daller droit au but « je suis désolé davoir été un peu agressif la dernière fois au téléphone. Ça ma touché que tu mappelles ».
Pendant quelques instants, je marque une pause. Jattends une réaction de sa part, mais elle ne vient pas.
« Je voulais aussi te dire
» jenchaîne alors « je comprends ce que tu vis à Paris, et le fait que tu dois faire comme les autres gars
et japprécie que tu aies été honnête avec moi. Japprécie aussi le fait que tu te protèges ».
Je marque une nouvelle pause. Mais toujours en absence de réaction de sa part, je me lance dans un long monologue fébrile.
« Et ça ma touché aussi que tu me dises que je suis quelquun de spécial pour toi. Ça ma touché parce que toi aussi tu es spécial pour moi, vraiment spécial. Et cest parce quon est spéciaux lun pour lautre que je veux bien accepter ce que tu mas proposé la dernière fois. Je ne peux pas tinterdire de coucher avec des nanas, et je ne veux pas tobliger à me mentir.
Jérém, taime depuis le jour où je tai vu et rien ne peut changer ça. Je souffre de ne pas te voir et de comprendre que je ne te suis daucune aide vis-à-vis des problèmes que tu rencontres dans ta vie actuelle. Je ne veux te forcer à rien. Je ne veux surtout pas te créer dautres problèmes.
Mais je ne peux pas supporter de te voir si peu, ça me rend dingue. Je pense que quand nous sommes ensemble ça nous fait du bien à tous les deux. Je men fous de monter à Paris et de rester à lappart, ou même de prendre une chambre dhôtel pour avoir la paix, sil le faut. On pourrait se voir le week-end prochain et
».
« Le week-end prochain ce nest pas possible » il se manifeste enfin, en me coupant net.
Je prends son nouveau refus comme un coup de massue sur la tête.
« Et pourquoi ? ».
« Parce que le club organise une journée au stade avec les supporters ».
« Daccord, le week-end daprès alors
».
« Je ne jouerai pas sur Paris
».
« Et alors ? La dernière fois non plus tu ne jouais pas sur Paris. Jen ai profité pour visiter le samedi et on a passé le dimanche ensemble ».
« Laisse tomber, Nico ».
Visiblement, Jérém essaie de me décourager, comme avant ma venue surprise sur Paris. Je sens que tout méchappe, que je nai aucune prise, je le sens de plus en plus distant, et irréversiblement distant.
« Et pourquoi tu veux que je laisse tomber ? ».
« Tu vois bien que cest très compliqué
».
« Mais non, ce nest pas compliqué, il suffit quon sorganise ».
« Nico, ne me prends pas la tête ! ».
« Cest ça que je suis, alors, pour toi, une prise de tête ? ».
« Je nai pas dit ça ».
« Alors, je suis quoi, au juste, pour toi ? ».
« Jai besoin de temps, Nico » il finit par lâcher.
« Et je vais devoir tattendre combien de temps, au juste ? ».
« Je nen sais rien ».
« Mais putain, je ne te demande pas la Lune ! Je te demande juste de nous voir au moins une fois par mois ! Essaie de te mettre à ma place ! Cest déjà assez dur pour moi de te savoir au lit avec une nana ! » je monte en pression, face à son inflexibilité.
« Arrête Nico ! ».
« Alors, si jai bien compris, je nai plus quà aller voir dautres gars ! » je lance un pavé dans la mare.
« Cest ça, vas-y ! » il me lance, las de mes assauts.
Je suis tellement désemparé face à la tournure que vient de prendre ce coup de fil, une tournure à la fois si lointaine de celle que javais espérée et si proche de celle que javais redoutée, que je perds tout contrôle de moi.
« Tinquiète, cest fait ! » je mens, en montant la voix et le ton comme pour donner à mes mots la violence dun coup de sabre.
Le silence qui suit me donne la mesure dà quel point mon stupide bluff a atteint son but. Je le regrette déjà. Parce quau fond de moi je sais pour sûr que cette sortie naidera en rien notre relation.
Après cela, les secondes sembourbent dans un silence épais et toxique.
« Tu ne dis plus rien ? » je finis par lâcher, plus pour massurer quil est toujours là que pour savourer mon coup de théâtre pathétique.
« Je crois que je vais te laisser ».
« Oui, cest ça, cest bien ça ! » je fais sur un ton sarcastique.
« Et alors on fait quoi maintenant ? » jenchaîne.
Au bout dun moment de silence interminable, jentends Jérém lâcher sur un calme mais ferme :
« Peut-être quon devrait faire une pause ».
Et là, le monde seffondre autour de moi. Je suis pris de vertige, jai envie de pleurer, de hurler, de mourir. Je réalise que jai été trop loin, et que jai atteint un point de non-retour.
« Pourquoi une pause ? » je réagis, en panique totale.
« Je viens de te dire que jaccepte ta proposition dêtre un couple libre » jenchaîne, mort de peur.
« Je voulais juste quon se voit un peu plus souvent. Mais tant pis, on se verra quand on pourra » je renonce à toutes mes conditions, en flairant le désastre, dans la tentative désespérée de rattr le coup.
« Tu dis ça mais tu ne le penses pas ».
« Si je le pense ».
« Non, bien sûr que non. Je vois bien dans quel état ça te met. Je naurais pas dû te proposer ça, ça ne peut pas marcher ».
« Mais si
».
« Non, ça va te miner, et moi aussi. Je suis désolé Nico, mais je crois que cest la meilleure solution pour tous les deux ».
« Comment tu sais si cest une bonne solution pour moi ? ».
« Je ne le sais pas
».
Les larmes coulent sur mes joues, les mots me font défaut.
« Ne fais pas de bêtises, Nico » je lentends me glisser, la voix tremblante, les mots étouffés par une émotion quil essaie de maîtriser sans vraiment y parvenir.
« Toi non plus ne fais pas de bêtises » je trouve la force de lui répondre, en pleurs.
Je narrive pas à croire quon en arrive là.
« Comment on en est arrivés là, après Campan ? » je lui glisse en pleurs.
« Je croyais pouvoir y arriver, Nico. Mais je ny arrive pas ».
« Bonne soirée » je lentends me glisser, la voix cassée par lémotion.
« Bonne soirée ».
Jérém vient de raccrocher et mes filets de larmes deviennent des torrents des larmes. Jai tellement mal que jai envie de crier à men casser les cordes vocales et les poumons. Je crie, oui, mais en silence. Ce ne sont pas mes poumons ou mes cordes vocales qui prennent, mais mes nerfs, mon esprit. Je me recoquille dans un coin, dans le noir, tremblant de froid et de peur.
Je me suis demandé à quoi ressemblerait la vie sans Jérém. Elle ressemble à un précipice où je suis en train de tomber. Elle ressemble à un univers de solitude absolue. Elle ressemble à un monde où toute trace de bonheur a été supprimée. Jai limpression quon vient de marracher le cur. La vie sans Jérém cest ça, et elle commence maintenant. Elle ressemble à un baiser de Détraqueur.
Pendant de longues minutes, jai juste envie de disparaître, de mévaporer, ce cesser de souffrir. Je voudrais ne jamais être venu au monde. Je nai envie de voir personne et pourtant ce soir, je ne veux et pas rester seul. Je ne peux pas. Jai besoin de voir quelquun, jai besoin de compagnie, jai besoin de parler.
Je sors de chez moi, bien décidé à traverser la petite cour au sol rouge et à demander asile chez mes adorables voisins. Hélas, il est presque 21 heures, et les stores blancs sont déjà baissés. Albert et Denis sont déjà au lit. Je rentre chez moi, jappelle Raph pour sortir prendre un verre. Je tombe sur son répondeur. Je viens de me souvenir quil ma dit que ce soir il avait un rendez-vous galant.
Jessaie dappeler Monica. Lorsquelle décroche, je retrouve un petit regain despoir.
« Salut, cest Nico ».
« Salut, ça va ? ».
« Oui
je
je voulais te proposer daller prendre un verre ce soir ».
« Ce soir ? Je ne pense pas que ce soit une bonne idée, je suis crevée et demain jai plein de trucs à faire ».
« Daccord, daccord » je fais sur un ton triste.
« Tu es sûr que ça va, Nico ? ».
« Sûr, sûr, ne tinquiète pas. On se voit lundi en cours ».
Je suis tenté dappeler Cécile, mais je renonce. Après ce qui sest passé entre nous (rien, justement, et le fait quelle men ait quand même un peu voulu) je me sens mal à laise à lidée de lui raconter mes peines pour la seule raison que je nai personne dautre sous la main pour le faire. Non, ce soir je ne verrai personne.
Mais jai quand-même besoin de parler avec quelquun qui saurait me remonter le moral. Jessaie dappeler ma cousine Elodie. Pas de chance, je tombe sur répondeur. Jessaie dappeler mon pote Julien. Répondeur aussi. Parfois jai limpression que la France est un pays de répondeurs.
Je suis sur le point dappeler Thibault. Mais jy renonce à la toute dernière seconde. Avec lui non plus je ne me sentirais pas à laise de parler de mes peines avec Jérém.
Je passe la soirée à zapper et à pleurer. Ses mots « Peut-être quon devrait faire une pause » résonnent dans ma tête comme une explosion sans cesse répétée. Ces mots ont ouvert en moi un vide si profond, un vide dans lequel je suis tombé à linstant même où ils ont été prononcés et dans lequel je narrête pas de précipiter.
Quand a-t-il décidé de prendre une pause ? Après son coup de fil dil y a dix jours, lorsque jai été si distant et si agressif ? Lorsque je me suis montré si impréparé à accepter sa main tendue ? Est-ce que mon attitude, mes réflexions, mes piques lui ont fait prendre la mesure dà quel point cétait difficile pour moi daccepter cet état de choses ? Est-ce que si javais été plus fort, si je métais montré plus fort, ça aurait changé quelque chose ?
Est-ce que lidée dune pause était déjà dans sa tête au début du coup de fil de ce soir ? Est-ce quelle est venue en réaction à mon insistance ? « Je vois bien dans quel état ça te met » : ces mots résonnent en moi comme la preuve que je nai pas été à la hauteur.
Aussi, pourquoi a-t-il fallu que jinvente le fait davoir couché avec un autre gars, alors que ce nest pas vrai ? Est-ce que cest ça qui la décidé à me quitter ou, du moins, qui lui rendu les choses plus faciles ?
Evidemment, je ne dors pas de la nuit. Je rasasse ce coup de fil en boucle. Jessaie de croire à cette idée de « pause », mais je ny arrive pas. Dans ma tête, ce soir Jérém ma quitté. Et pour de bon cette fois-ci.
Jallume la radio en fond sonore pour tromper ma solitude. Il est encore tôt et Macha nest pas prête de mapaiser avec sa voix grave et bienveillante. Je suis tellement claqué que je ne pense pas pouvoir attendre jusquà si tard. Je laisse la radio en fond sonore sur une station qui ne passe que des tubes indémodables. Le dernier morceau dont je me souviens avant que mon corps et mon esprit ne cèdent à lépuisement qui les ronge, est tout simplement un chef duvre absolu.
Nous étions en novembre encore il y a peu, il pleut dehors, tout comme il pleut en moi. Alors, cette chanson tombe à point nommé. Ses harmonies et ses mélodies géniales qui sétirent sur de longues minutes semblent trouver le moyen de mapaiser. La beauté possède le pouvoir de soigner la souffrance.
https://www.youtube.com/watch?v=6dc56W_bnyU
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